Les habitués l’appellent la Baronne, comme le nom de son petit bar l’indique. Je sens qu’on a le même âge, mais elle est discrète là-dessus, gonzessisme oblige, me dit-elle. Elle l’a pas eu facile, son mec l’a planqué avec les deux mômes. L’histoire ne dit pas comment elle est devenue propriétaire du Boudoir. Les premières années ont été difficiles, le quartier est tout plein de putes et les bagarres étaient chose fréquente. Pas facile pour une gonzesse! Un soir, un copain lui propose de transformer l’endroit en refuge pour tantines : c’était une bonne décision. « Ils sont tous gentils, on est une grande famille. Si y’a une gonzesse qui se pointe, y’a un zizi qui se cache là-dessous, alors elle fait pas d’histoires. » Nathalie, ça lui permet aussi de se déguiser pour faire rire la galerie, et de se sentir bien dans sa peau, elle aussi.
Je la surprends en train de faire la morale à un jeune – 18 ans tout au plus – qui se vante d’avoir racollé une pute pour vingt balles. Il se vante d’avoir eu la totale, avec sa petite casquette sur le côté, et son jeans qui lui pend aux fesses. La Baronne, qui connaît bien l’histoire, le sermonne. Que c’est pas pour un chichi avec sa copine qu’il faut qu’il aille tripoter les putes des pâquis, c’est pas comme ça qu’on règle nos histoires, t’es mal parti dans la vie. Et pis va donc savoir quoi d’autre elle t’a refilé pour tes vingt balles?
La moitié des clients viennent lui faire la bise, trois fois passera, la dernière, la dernière. Un beau marocain fait son entrée, grand prince s’il en est. Elle le complimente sur son habit chic, il lui baise la main. Elle me regarde par-dessus ses lunettes : « Ben c’ui-là, y fait pas que me baiser la main, c’est consommé. Faut bien qu’y ait des bénéfices dans ce foutu métier! » Il rigole, je suis pas certain qu’il ait compris. Elle lui offre un verre. Non, il doit filer, il n’était venu que pour la saluer.
Elle m’explique que les fins de semaine, elle a aménagé le sous-sol en discothèque. C’est pas grand, mais c’est unique en son genre. Les habitués nomment l’endroit « les dessous de la Baronne », ça la fait rigoler. Moi je trouve ça génial. Ce génie de la langue française, c’est ce qui me manque le plus en terre d’Amérique. C’est comme si la langue ne fait jamais de clin d’œil à personne là-bas.
À quarante ans, la Baronne elle était encore mariée à l’époque. Elle a dit à son mec : j’ai un rêve. Je veux fêter ce putain de quarantenaire sur une motoneige au Canada. Et elle est partie. Elle avait demandé à l’agence de ne pas la foutre dans une randonnée ennuyante avec des gonzesses qui n’en auront que pour leur maquillage. Elle s’est retrouvée avec deux Français dont c’était la quatrième expédition, et leur guide québécois, sur une 550 cc – eux ils avaient des 750 cc qu’elle précise – avec un itinéraire de pistes vierges. Ils se sont foutus de sa gueule les premiers jours, mais c’était la fête à la fin. Le seul hic, elle n’avait pas la force de démarrer l’engin. Ils l’ont laissé derrière à quelques reprises, mais c’était toujours pour blaguer. Elle les attendait, sachant qu’ils reviendraient bien, en tapant du pied, dans cette neige canadienne, à quarante ans.
Quand elle est en congé, elle prend du soleil aux Bains-des-Pâquis. Les mémés se font bronzer à poil, on s’en fout que les nichons traînent sur les pavés. Elle a voyagé avec sa mère, en Asie surtout. Elle s’entend bien avec ses deux mômes, presque des adultes maintenant. Quand ils voleront de leurs propres ailes, elle va vendre le Boudoir et étendra sa baronnie sur l’ensemble de la planète.
La Baronne Nathalie, c’est Genève.
dimanche 26 septembre 2010
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