lundi 18 juin 2007

52. Bob Baker et les autres

Bob Barker prend sa retraite. Je sais pas pourquoi je parle de lui parce qu'il me dérange pas trop. Ça me rappelle juste quelques souvenirs. Les premiers mots d'anglais que j'ai appris. Les Pinto qu'on trouvait pas chères parce qu'on connaissait rien de la dévaluation du dollar canadien. Le Rice-A-Roni qu'on ne trouvait pas dans nos épiceries mais qui avait l'air ben bon.

51. Des vestons roses

Je l'aurais reconnue, eussions-nous été sur la Place Saint-Pierre-de-Rome le jour du décès de Jean-Paul II. Nous nous étions donné rendez-vous dans un petit bistro de la rue Laurier et je me dirigeai directement vers cette femme que je n'avais pourtant jamais rencontrée. Son veston de cuir rose, ses verres choisis avec soin, son allure générale ne trompaient pas : je savais qu'elle était francophone.
Elle m'a contacté parce qu'elle avait vaguement entendu parler que je trempais dans des histoires de questionnement identitaire, les traits qui font qu'une personne développe une identité francophone. Ce serait pourtant si simple si nous portions tous des vestons de cuir rose pour nous distinguer. Ce n'est pas le cas : nous sommes en tous points identiques à nos colocs du vaste territoire canadien de langue anglaise. De plus, si par hasard on est « parfaitement » bilingue, le premier imbécile risque de s'y méprendre et de présumer que vous êtes un anglo.
Je m'asseois :
- Alors, mon cher monsieur, me dit-elle. C'est quoi l'identité francophone?

vendredi 15 juin 2007

50. Terre d'écueils

J'avais une petite heure à tuer et les bureaux du ministère de la Santé se trouvaient sur mon chemin pour me rendre à une réunion.
On m'avait dit que l'attente serait interminable et que je devrais signer de mon sang des documents auxquels il me faudrait apposer l'empreinte de mon gros orteil. Il n'en fut rien. J'obtins ma carte-santé de l'Ontario en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Soyons précis quand même : j'obtins la temporaire, celle qui n'a pas de photo. La vraie, celle qui comporterait la photo qu'on avait pris ce matin-là, arriverait dans deux semaines, me dit le préposé en baillant comme si c'était la chose la plus banale au monde.
Quelques jours plus tard, quatre exactement, je me rends à une location d'auto de mon quartier pour récupérer un véhicule que j'ai loué en ligne. Mon aînée est en ville et elle a plusieurs déplacements à faire qu'une auto facilitera.
L'agent est un jeunot zélé originaire de la Nouvelle-Écosse. Ça nous crée des liens aussi imprévus qu'insipides. Il me raconte qu'il a quitté sa mère et son coin de pays pour une fille d'Ottawa qui a une grosse maison. Je suppose qu'il voulait me dire par là qu'elle avait aussi beaucoup d'argent. L'un ne va pas sans l'autre dans les parages. Je m'en foutais un peu et je m'en fous encore beaucoup mais ce genre de détail incongru a tendance à me faire déraper un peu. Néanmoins, peu importe ce que sa conjointe avait de gros, il se trouvait là à me louer une bagnole.
- Votre adresse d'Ottawa n'est pas la même que celle de votre permis de conduire, me dit le petit futé.
J'ai songé pour un instant de feindre le grand étonnement et de lui dire que ce qu'il m'annonçait troublait mon équilibre psychique et que mes chakras s'en trouvaient tout débalancés mais je me retins. Je me contentai de lui confirmer qu'il avait effectivement raison.
- J'ai pas eu le temps.. trop occupé.. le ferai bientôt, lui marmonnai-je. Enwoèye, loue-moi donc la criss d'auto, pensai-je.
- Vous habitez ici depuis quand?
Là, je m'inquiétai qu'il allait recommencer dans les confidences malheureuses et j'avais envie de lui dire qu'on était pas accoudés à un bar mais qu'il était 8h du matin pis que j'avais besoin d'une auto.
- Janvier.
- Votre permis n'est plus valide, vous aviez 60 jours pour l'échanger, dit-il en refermant le dossier, fier de son petit effet.
Je devais vouloir cette auto désespérément car j'eus la présence d'esprit de lui dire que je n'étais permanent ici que depuis un mois, ce qui était énorme comme menterie mais génial pour dénouer l'impasse.
Il goba mon conte de fée et rouvrit le dossier, bien obligé de compléter la transaction devant un argument aussi massif. Je louai l'auto et me dirigeai directement au bureau des renouvellements de permis de conduire, prêt à déballer mon baratin au premier fonctionnaire venu.
Ce ne fut pas très long là non plus, même pas de questions. Clic la photo. Schlic-schlac le 75$ réglementaire. Pan-pan les estampes de circonstances.
Je me dois ici de mentionner, et de vous faire remarquer, à quel point les employés responsables des estampes semblent joyeux et un brin délurés. Ils ont un entrain hors du commun et apposent leur tache d'encre un peu comme s'ils avaient un petit orgasme succint et truffé de complaisance. La lèvre supérieure se raidit, les nerfs du cou sont tendus et... pan-pan. Une touche de condescendance, et elle me tend mes documents sur lesquels je lis : Permis valide, photo non-requise.
Je dis : Euh...
Habituée comme pas une à la surprise générale des types comme moi, elle m'explique qu'en Ontario, c'est correct de ne pas avoir de photo sur le permis temporaire mais que j'aurai le vrai dans quatre semaines, par la poste, merci monsieur, suivant, qu'elle a dit.
Je sortis de l'édifice avec mon permis de conduire temporaire que je rangeai juste à côté de ma carte-santé temporaire. Moi qui venais d'annoncer au mari de la grosse maison que j'étais maintenant permanent, je comprenais de mieux en mieux l'expression gros-jean-comme-devant.
Vers 21h30, vendredi soir, mes yeux ont sursauté dans leur cavité et j'ai réalisé que je n'avais plus aucune pièce d'identité avec photo puisque je n'ai pas de passeport valide. J'étais un sans-papier, en Ontario.
Dimanche après-midi, j'allais voir une pièce de théâtre co-écrite par une amie, traitant des réalités de l'immigration, telles que vécues par les fonctionnaires du ministère de l'accueil et telles que survécues par les immigrants eux-mêmes.
Je me suis dit qu'au moins, eux, ils avaient tous un maudit passeport, preuve de leur identité, photo à l'appui. Il pouvaient, eux, prendre l'avion pour North Bay ou même Sudbury, si l'envie leur en prenait. À moi, ce droit serait refusé sans discussion par un agent de bord en pleine puberté.
Terre d'accueil ou terre d'écueils?