dimanche 26 septembre 2010

162. Nathalie

Les habitués l’appellent la Baronne, comme le nom de son petit bar l’indique. Je sens qu’on a le même âge, mais elle est discrète là-dessus, gonzessisme oblige, me dit-elle. Elle l’a pas eu facile, son mec l’a planqué avec les deux mômes. L’histoire ne dit pas comment elle est devenue propriétaire du Boudoir. Les premières années ont été difficiles, le quartier est tout plein de putes et les bagarres étaient chose fréquente. Pas facile pour une gonzesse! Un soir, un copain lui propose de transformer l’endroit en refuge pour tantines : c’était une bonne décision. « Ils sont tous gentils, on est une grande famille. Si y’a une gonzesse qui se pointe, y’a un zizi qui se cache là-dessous, alors elle fait pas d’histoires. » Nathalie, ça lui permet aussi de se déguiser pour faire rire la galerie, et de se sentir bien dans sa peau, elle aussi.
Je la surprends en train de faire la morale à un jeune – 18 ans tout au plus – qui se vante d’avoir racollé une pute pour vingt balles. Il se vante d’avoir eu la totale, avec sa petite casquette sur le côté, et son jeans qui lui pend aux fesses. La Baronne, qui connaît bien l’histoire, le sermonne. Que c’est pas pour un chichi avec sa copine qu’il faut qu’il aille tripoter les putes des pâquis, c’est pas comme ça qu’on règle nos histoires, t’es mal parti dans la vie. Et pis va donc savoir quoi d’autre elle t’a refilé pour tes vingt balles?
La moitié des clients viennent lui faire la bise, trois fois passera, la dernière, la dernière. Un beau marocain fait son entrée, grand prince s’il en est. Elle le complimente sur son habit chic, il lui baise la main. Elle me regarde par-dessus ses lunettes : « Ben c’ui-là, y fait pas que me baiser la main, c’est consommé. Faut bien qu’y ait des bénéfices dans ce foutu métier! » Il rigole, je suis pas certain qu’il ait compris. Elle lui offre un verre. Non, il doit filer, il n’était venu que pour la saluer.
Elle m’explique que les fins de semaine, elle a aménagé le sous-sol en discothèque. C’est pas grand, mais c’est unique en son genre. Les habitués nomment l’endroit « les dessous de la Baronne », ça la fait rigoler. Moi je trouve ça génial. Ce génie de la langue française, c’est ce qui me manque le plus en terre d’Amérique. C’est comme si la langue ne fait jamais de clin d’œil à personne là-bas.
À quarante ans, la Baronne elle était encore mariée à l’époque. Elle a dit à son mec : j’ai un rêve. Je veux fêter ce putain de quarantenaire sur une motoneige au Canada. Et elle est partie. Elle avait demandé à l’agence de ne pas la foutre dans une randonnée ennuyante avec des gonzesses qui n’en auront que pour leur maquillage. Elle s’est retrouvée avec deux Français dont c’était la quatrième expédition, et leur guide québécois, sur une 550 cc – eux ils avaient des 750 cc qu’elle précise – avec un itinéraire de pistes vierges. Ils se sont foutus de sa gueule les premiers jours, mais c’était la fête à la fin. Le seul hic, elle n’avait pas la force de démarrer l’engin. Ils l’ont laissé derrière à quelques reprises, mais c’était toujours pour blaguer. Elle les attendait, sachant qu’ils reviendraient bien, en tapant du pied, dans cette neige canadienne, à quarante ans.
Quand elle est en congé, elle prend du soleil aux Bains-des-Pâquis. Les mémés se font bronzer à poil, on s’en fout que les nichons traînent sur les pavés. Elle a voyagé avec sa mère, en Asie surtout. Elle s’entend bien avec ses deux mômes, presque des adultes maintenant. Quand ils voleront de leurs propres ailes, elle va vendre le Boudoir et étendra sa baronnie sur l’ensemble de la planète.
La Baronne Nathalie, c’est Genève.

vendredi 24 septembre 2010

161. Café le raisin

Lausanne. Je suis assis à une terrasse. Le soleil s'est caché en moins de deux minutes derrière les hautes maisons qui entourent la Place. Des travailleurs de rue viennent de démarrer un marteau-piqueur. La table est bancale. La fontaine est en rénovation. Ça va me coûter un bras pour un coca. Tout le monde autour fume tellement que c'est aujourd'hui que je me concocte un cancer du poumon. Que je suis bien : je ne donnerais ma place pour rien au monde!
Je pense qu'avec du papier et un stylo, je serais bien n'importe où. Jamais je ne passerai à l'ordi comme premier champ d'écriture. J'écoute les gens autour quand le marteau-piqueur prend une pause.
Trois vieilles dames dignes - l'une d'elle vient de refaire son rouge-à-lèvres - sont indignées d'une voisine qui héberge des chiens et qui se promène avec eux (jusqu'à 5 ou 6 à la fois, je-vous-dis!), sans laisse, une honte. Maudit que ces chiens-là doivent tripper.
L'autre, elle ne sait pas si elle va pouvoir rejoindre ces copains ce soir pour la boum parce que la baby-sitteure, elle les a planté sans donner d'avis. Oh la vache, que ses copines lui ont dit.
Peu avant 15h, le marteau-piqueur cesse. Les gens s'attroupent sur la Place. C'est alors qu'un joli carillon se fait entendre et que je réalise que je suis assis juste en face - une place de choix - pour assister au spectacle d'une de ces fameuses horloges de facade. Un petit village de métal s'anime, des petits bonhommes en costume traditionnel sortent, dansent, font des cabrioles pour disparaître par une autre porte, laissant la "scène" à d'autres.
Quand le spectacle est terminé, la vie reprend. Une jeune fille a donné rendez-vous à un couple d'amis. Elle a besoin de leurs conseils. Tout de go, elle leur expose la situation, elle est scandalisée. "Il" lui a demandé pour faire une petite vidéo de leurs ébats. Il lui a même montré quelques échantillons - preuve qu'elle n'a pas encore dit non - où on voyait tout-mais-absolument-tout, qu'elle précise.
Le marteau-piqueur reprend et je n'entendrai pas la fin de l'histoire ni le verdict des copains. Faut bien que le fontaine soit remise en fonction après tout... Comme vous j'en suis certain, je suis un peu déçu.

jeudi 23 septembre 2010

160. Un peu de sérieux quand même...

Ça fait un peu bizarre de me réveiller à l'heure où je vais habituellement me coucher. Ma la nuit a été bonne et le sommeil très récupérateur.
La réunion à laquelle je participais devait commencer à 9h30 mais je ne le savais pas. Sans l'avis de mes collègues, je me serais pointé vers 9h29, mais nous y étions une heure à l'avance, ce qui est fort heureux car nous avons commencé vers 9h10 : tout le monde était déjà là alors le président a annoncé que nous commencerions plus tôt. Du jamais vu pour moi.
Je me sens un peu con de ne pas toujours comprendre ce qui se dit. Les discours - car chaque intervention est véritablement un discours - commencent invariablement par des remerciements aux hôtes, aux organisateurs, au cuisinier, et j'en passe. Ensuite viennent des commentaires encore plus élogieux de ceux qui ont rédigé les textes que nous devons examiner. On fait un usage abondant d'acronymes - c'est là où ils me perdent : entre le SNIP et le SNAP, moi je snappe.
Déjà que je suis perdu, toutes les interventions sont ponctuées de "bien entendu" et de "bien sûr" et de "évidemment", ce qui me ramène constamment à mon ignorance.
Mais la réalité même de ces éducateurs me dépasse à un point qui dépasse l'entendement. Les uns n'ont pas été payés depuis deux ans, les autres n'ont aucune éducation, la plupart tentent de baisser le ratio enseignant-élève au-dessous de 100...

mercredi 22 septembre 2010

159. Quatre minutes trente-sept secondes

Le retour au travail après des vacances assez paisibles à Terre-Neuve a été assez brutal. Dès le premier jour, il me semble que tout se passait sur les chapeaux de roues, pas une semaine sans un déplacement dans un coin ou l'autre du pays, même un retour à Terre-Neuve!
Je me suis donc réveillé samedi matin et j'ai tout à coup pris conscience que c'est cet après-midi que je pars pour la Suisse. Si peu préparé, c'est presque grotesque.
Heureusement le passeport était où il devait être, c'est quand même l'essentiel.
* * *
Fribourg. J’y suis arrivé dimanche après une nuit sur l’avion et quelques petites heures en train où ma voisine granole s’est acharné à ne pas me laisser dormir. En la voyant, je savais bien qu’elle me sortirait un sac de graines à tout moment, ce qu’elle fit à grand coups de je-te-froisse mon petit sac de putain de graines et je te tiens réveillé.
Arrivé en ville vers midi, je me suis rendu à l’hôtel qu’on m’avait dit à 4 minutes 37 secondes de la gare. On est en Suisse après tout! Ma chambre n’était pas prête, ce à quoi je m’attendais. Je me suis assis à la première terrasse qui s’étalait au soleil. Mes voisins de droite causaient de l’écrasement des tours du 11 septembre comme d’un vaste complot américain, l’un d’eux ayant rencontré un ingénieur qui lui a confirmé que ça ne se pouvait pas non-mais-merde des édifices de cette taille qui implosaient pour si peu. À gauche, on s’inquiète des multinationales qui font la vie dure aux petites entreprises d’horlogerie.
Je regarde autour. Je suis tout prêt de la Place Python et c’est le Festibible : des festivités à saveur religieuse partout dans la ville, sauf dans les églises, c’est le principe de la chose. Sur la place, un groupe rock, PUSH pour Pray Until Something Happens, eh oui. Il faut le faire quand même. Un peu partout, des nonnes avec le petit voile et tout et tout se promènent, un peu comme si elles faisaient du lèche-vitrine.

samedi 4 septembre 2010

158. Complot au Tim Horton

Beau samedi de longue fin de semaine et je suis au bureau, question justement de la finir, cette semaine... Vers les 15h, j'ai faim. Je me rends au Tim Horton du coin, ces restos-rapides qui étouffent dans l'oeuf toute tentative de petit café champêtre.
Comme on est samedi, dans un coin qui tient beaucoup plus du parc industriel que d'un charmant quartier de la ville, c'est très très innoccupé. Je finis par manger n'importe quoi parce qu'il ne reste à peu près rien à cette heure tardive de la fin de semaine.
Dans l'aire des tables, je suis seul. Je m'assois, évalue ce qu'on m'a servi d'un oeil agacé.
Entre un homme dans la quarantaine, maigre, peau foncée, indien peut-être. Il se dirige vers moi, m'observe. Semble vouloir que je l'invite à ma table. On est en ville, c'est pas le premier tordu que je rencontre, donc me me fous le nez dans mon sandwich.
Il s'assoit à une table juste en face, au bout de la rangée. M'observe encore. C'est agaçant. Quand il change de table pour se rapprocher encore plus, je pense que là il commence à me freaker-out.
Comme il devient impossible de ne pas jeter un coup d'oeil de temps en temps - question de voir s'il continue de me regarder - et bien, je jette un coup d'oeil de temps en temps, question de voir s'il continue de me regarder!
Dès qu'il constate que je le regarde, il sort de sa poche de chemise une liasse de billets, retenus par un élastique. Il retire l'élastique et la liasse s'ouvre : plusieurs centaines de dollars.
Je le prends pour un timbré, il me prend pour une pute ou quoi? (je vaux cher, ça me rassure.)
Comme je commence sérieusement à m'inquiéter, entre un autre qui se dirige vers lui. Il se serrent la main et l'autre s'assoit en face. Enfin.
Je mange rapidement, conscient que je viens encore de voir une transaction louche que je n'aurais peut-être pas dûe voir. Ma chance, comme toujours.
Si ma cabane saute pendant la nuit, dirigez la police vers le Tim Horton près de mon bureau. C'est là que tout à commencé.
C'est bizarre les choses qu'on voit des fois pis qu'on comprend pas, hein?
Demain, je retourne au bureau. J'amène mon lunch.

mercredi 1 septembre 2010

157. Quand y'a rien qui va on...

Les plus fûtés auront compris qu'il s'agit de la chanson de Marie-Jo Thério. Et auront trouvé la ville en complétant le vers!
Petite ville où j'ai fait une partie de mes études, lieu de batailles linguistiques légendaires.. pour ne pas dire cochonnes!
J'atterris et l'inévitable se produit : on m'offre une classe supérieure de véhicule. Non seulement je me retrouve au volant d'un bagnole de pépére, mais je me rends compte que la technologie m'a dépassé. Je n'ai pas pu ajuster le rétroviseur à l'aide du système sophistiqué qui aurait dû s'en charger (j'ai baissé la fenêtre et je l'ai ajusté à la main, comme dans le bon vieux temps). De l'aéroport à l'hôtel, la radio satellite dont le seul bouton que je connaissais était le "scan" n'a fait que défiler des stand-up comics américains. À date, je n'ai pas compris comment lui faire cracher de la musique. Le toit ouvrant, je n'en parle même pas.
Je me suis ensuite rué sur le bon vieux Ed-Sub, une marque de commerce bien d'ici, qu'on ne retrouve pas ailleurs. J'ai eu un instant de panique en réalisant que le menu avait bien changé, mais j'ai finalement retrouvé le bon vieux Eds-steak-classique que je cherchais. Pour être bien certain, j'ai vérifié auprès de la serveuse s'il s'agissait bien de celui qui a des piments verts et des champignons. Elle m'a répondu han-han et souriant : easy on mayo? C'est ça que je lui ai dit, parce que le Eds-steak-classique, il se mange avec juste un peu de mayo, tout le monde sait ça. Rassurant. Je respire et j'en oublie presque la bagnole dehors dont j'espère réussir à ouvrir le coffre tout à l'heure sans déclencher le système d'alarme.
J'observe cette petite ville où la francophonie a pris toute la place après la fermeture de la gare de triage qui embauchait surtout des anglos. C'est grâce à un Sommet de la Francophonie que le centreville s'est fait faire un face-lift. En fait, c'est grâce à une compagnie d'assurance bien acadienne qu'il y existe un centreville! Et que dire de l'université... Cette ville ne serait rien sans la francophonie, et pourtant.
La serveuse du resto de l'hôtel où je loge est la même, même si l'hôtel a changé de proprio plusieurs fois. Elle affiche toujours la même nervosité empreinte de gentillesse, on dirait qu'on est chez elle et qu'elle veut qu'on soit heureux à tout prix. Quand elle vous demande si tout est à votre goût, elle s'en inquiête sincèrement, prête à vous couper votre omelette en petites bouchées pour vous faire plaisir. Je la vois qui butine d'une table à l'autre et qui accueille les nouveaux clients. Elle s'adresse à eux en anglais ou en français, selon qu'elle les connaît déjà ou qu'elle détecte - allez savoir comment - leur préférence linguistique. Dès que son sixième sens lui dicte quelle langue parler, elle l'enregistre, s'adresse à une table en français, se retourne et tout aussi aisément, switch à l'anglais pour la table voisine.
Quand elle prendra sa retraite, est-ce que la personne qui la remplacera aura ce don?