jeudi 8 mars 2012

192. Kelly et Candace

Ce qu’on remarque avant tout, ce sont leurs jambes. Kelly en a de fort belles, longues, féminines, du genre de celles dont on prend grand soin. Trois fois par jour, précise-t-elle. Candace est plus courte, mais compense par des sandales hautes et colorées. Les deux ont des ongles des orteils vernis avec soin. Je me demande si elles se les font mutuellement ou si l’une des deux possède l’art et en fait profiter l’autre.
Toutes deux ont été mariées dans une vie antérieure. Avant sa réincarnation, Candace s’appelait George. Il est encore triste quand il pense à sa femme, diabétique, qui a souffert pendant huit mois, mais qui ne voulait rien savoir de changer son alimentation pour autant. C’est pendant ce calvaire qu’il a rencontré Kenneth qui lui prenait alors « toutes sortes de merdes » (traduction libre) pour avoir des seins et réduire la taille de ses testicules qu’il espérait pouvoir repousser vers l’intérieur, de son propre dire. Il n’aurait plus alors qu’à escamoté cette verge encombrante avec du DuckTape, de son propre dire aussi.
George était charpentier, dans la construction domiciliaire, métier qu’il a bien aimé. Candace, elle, s’est découvert un amour pour l’état nomade et les sandales affriolantes. Quand Kelly l’a encouragé à porter une perruque, il s’est trouvé belle. Au lieu d’une femme malade, il en retrouvait deux pétantes de santé et libres comme l’air de faire des folies pas permises, voire impensables.
Nous sommes autour d’un feu de camp. Je suis fasciné par ces femmes terriblement vivantes aux histoires abracadabrantes. Le vin aidant, j’apprends que Kelly est une conductrice redoutable qui conduit dans un état d’ébriété frisant l’inconscience – c’est le cas de le dire – à toutes les fins de semaines. Plusieurs fois mise en tôle pour son inconduite – c’est à peine un jeu de mots – elle en veut encore aux policiers qui l’ont sortie de sa Coccinelle démolie après une soirée formidable et qui l’ont incarcérée en lui enlevant son sac à main, contenant tout son maquillage. Après l’impact, sa perruque était toute échevelée et ses faux-cils pendouillaient lamentablement. Elle se souvient d’être sur le cul dans sa cellule à hurler : Please give me my fucking handbag…
Nous rions franchement à la lueur du feu aux lueurs vertes et bleues parce que quelqu’un y a jeté un sac de MagicFire, acheté au Dollar Store. Kelly et Candace rient de plus en plus comme des hommes, mais l’incongru de la situation m’empêche de penser que le naturel revient au galop, surtout quand il est chaussé de sandales à talons-aiguille.
Candace lui, ou elle, me lance de bute-en-blanc qu’il possède soixante-douze fusils. Je lui demande pourquoi, la seule question qui me semble appropriée à cette heure avancée de la nuit, autour d’un feu de camp aux couleurs de moins en moins naturelles, au milieu de nulle part, en face d’un George aux orteils peinturlurés.
- Quand ma femme est morte, je me suis mis à avoir peur.
Nous partons tous deux d’un grand rire. Je crains ne plus pouvoir arrêter de rire, mais la question me brûle :
- Pourquoi soixante-douze?
- Depuis que ma femme est morte, j’ai vraiment très peur.
Nous repartons à rire de façon incontrôlable. Je me souviens avoir pensé qu’à suffoquer de la sorte, je devais sûrement inhaler à chaque fois des gaz cancérigènes en provenance du MajicFire acheté au Dollar Store, mais ça me faisait rire encore plus, un genre de cercle vicieux – à prendre sans jeu de mots, cette fois.
- Alors plus t’as peur, plus t’achète de guns?
- C’est ça. T’as tout compris.
J’ai tellement rien compris, ni ce soir-là, ni aujourd’hui, que mes quintes de rire m’obligent à me lever pour me tenir les côtes qui menacent d’éclater et ma gorge, elle, de se déployer.
Candace possède soixante-douze fusils qu’il a achetés lors des foires d’artillerie de l’Ohio. Avec trois signatures, elle pourrait avoir son permis de port d’armes et déambuler dans les campings perdus avec son arme flanquée entre ses jarretières et le DuckTape. Mais Kelly refuse de signer et Candace trouve inconcevable de demander son permis de port d’arme sans la signature de celle qu’elle aime le plus au monde. Mais il le pourrait, il n’a besoin que de trois signatures. N’importe qui ferait l’affaire.
Candace possède soixante-douze fusils.

191. Coast to coast

La première fois où je suis venu dans ce pays, dans l'entrée 159, j'ai fait l'erreur de nommer ses habitants. Depuis, cette page, et seulement celle-là, est attaquée plusieurs fois par jour pour y vendre des onguents, des crèmes rajeunissantes et sans doute bien d'autres choses que je me suis lassé de lire. Ce seul exemple résume en lui-même tout ce qui se vit ici.
Je suis parti après le bureau un mercredi soir pour la côte Est. C'est dire combien j'avais besoin de ces vacances. Car il faut être un peu fou pour entreprendre une trentaine d'heures de route avec un quasi-étranger, après une journée de travail ardue puisque je devais préparer mon absence de plusieurs jours. Cette idée saugrenue m'était venue à l'idée de faire une surprise à ma soeurette qui devait s'y rendre avant de se faire charcuter des cellules cancéreuses. La charcuterie ayant été devancée quelque peu, je me suis retrouvé avec des plans de voyages inutiles sur la côte Est, si ce n'est qu'il y faisait un temps superbe, dans les 30 degrés à tous les jours. On dira ce qu'on veut du soleil, il vous guérit du cafard de la routine de bureau en trois ou quatre rayons chatouillants.
Alors comme je le fais souvent, j'ai observé les personnes en vie que j'ai rencontrées. Celles qui déambulent les rues et qui sont déjà mortes m'intéressent peu. J'ai transporté mes observations ensuite sur la côte Ouest, véritable destination de mes vacances, pour y constater bien peu de différences. À l'exception d'un seul endroit, je rencontre beaucoup de gens superficiels. En fait, les personnes les plus vraies que j'ai rencontrées feront l'objet du prochain billet, et il faut le lire pour comprendre à quel point tout ça est triste.
Qu'est-ce qui fait que des personnes ne peuvent pas tout simplement être elles-mêmes? Qu'ont-elles tant à cacher? De quoi ont-elles honte qui fait en sorte qu'elles ne trouvent mieux que d'essayer de vous convaincre qu'elles sont quelqu'un d'autre, au risque à peine calculable d'avoir l'air ridicule? L'un ne cesse de jouer avec les clefs de la BMW car ça semble être la seule chose dont il peut être fier. L'autre vous en met plein la vue avec ses voyages parce que sa personne n'a vraiment rien d'intéressant. Une autre est convaincue de vous épater avec les personnes qu'elle connait. Si on connait Untel, on doit surement être important. Triste tout ça. Ça ne fait que me donner envie d'être encore plus moi-même, allez-donc savoir pourquoi.