jeudi 25 novembre 2010

168. Des journées comme ça

Je ne crois pas à ces balivernes du genre envoyez ce message à cinq connaissances et un génie sortira de votre lampe et réalisera trois de vos souhaits. J'ai pas de lampe et je me fie sur moi-même pour réaliser mes souhaits.
Mais tous les jours, je m'en confesse, je m'oblige à mettre au moins un chiffre dans mon sudoku du matin, pour me porter chance. Même les matins les plus fous où je suis en retard, je mets au moins un chiffre dans la grille, des fois deux. Je l'écris et j'en ai honte, mais c'est comme ça. Un chiffre, au moins, c'est pas trop demandé, me semble, cibouère.
Ben ce matin, pas capable. Je dois apporter mon chien pour une tonte à 8h. Au bureau, j'ai deux documents importants qui n'attendent que ma relecture et mon approbation pour publication. J'ai d'ailleurs promis que je serais au bureau tôt pour leur donner toute mon attention.
Et je suis là, dans ma cuisine, la barbe pas faite, le cheveu graisseux, l'oeil crotté, la main tremblante, pas capable de mettre un foutu chiffre dans la grille du journal d'aujourd'hui.
Finalement, j'ai le choix : soit j'envoie un message au bureau pour aviser de mon retard et je reporte le rendez-vous du chien à la semaine prochaine; soit me garroche dans la douche au plus sacrant avec la grille vierge. (Enfin, pas si vierge que ça parce que dans chaque case, j'ai écrit les deux ou trois options possibles.) J'opte pour cette dernière option. Je suis sérieusement en retard pour le rendez-vous du chien, encore plus pour la relecture des documents au bureau. Je risque quand même un oeil vers la grille, au cas où une combinaison de chiffres me sauterait au visage. Je me vois déjà sourire en me disant que j'étais don'ben cave de pas l'avoir vu avant, mettre mon foulard et mes gants tout fier de moi, me disant que tout compte fait ce sera une belle journée et sortir du garage en sifflant. Rien de tout ça. Je quitte la maison inquiet, hanté par l'image de cette grille aux combinaisons qui dansent devant mes yeux.
Me voici rendu en fin de journée. Plus que quelques heures avant la fin de cette journée et il ne m'est rien arrivé de fâcheux. Le sort ne s'est pas jeté sur moi devant mon échec cuisant de ce matin. Plus que quelques heures. Je vais retourner voir cette grille, on sait jamais.

lundi 15 novembre 2010

167. Mon « ru »

Je viens de finir « Ru », le meilleur livre que j'ai lu depuis longtemps. Ça m'a donné l'envie de parler des miens. Si leur histoire n'est pas aussi tragique, elle mérite qu'on en parle.

Je n'ai pas eu à y penser longtemps. On commence par sa mère; ça va de soi.
Il est toujours difficile quand on fait appel à ses souvenirs de faire le tri entre ce que nous a appris les photos et ce dont on se souvient vraiment. Il faut faire appel à d'autres sens qu'à celui de la vue.
Le premier vrai souvenir que j'ai de ma mère est dans le salon de la maison familiale. Un divan de tissus vert bouteille, que ma mère appelait du « crêpe », un étrange mélange de nylon piqué avec un design rectiligne. Un petit tabouret avec deux poignées qui se prolongeaient pour devenir des pattes. Un tissus beige avec des formes géométriques turquoise et brun.
Ma mère s'asseyait sur le divan, les deux pieds sur le tabouret. Et elle me demandait de m'asseoir sur ses jambes, à la hauteur de ses genoux, et elle disait que ça lui faisait du bien. À lui voir l'air, ça lui faisait beaucoup de bien.
Moi, je le faisais, mais j'avais toujours peur de lui faire mal. Plus précisément que ses articulations flanchent et que ses jambes se disloquent comme celles d'un pantin de bois. Alors je ne bougeais pas. Pour éviter la dislocation des jambes de ma mère. Mais j'étais un enfant et je me tannais vite de rester assis sans bouger sur les jambes de ma mère et je voulais partir. Elle me suppliait alors de rester, juste un peu plus longtemps, juste un peu, pour lui faire du bien aux jambes. Alors, je restais un peu plus longtemps, pour lui faire du bien. Immobile, pour pas que ses jambes se disloquent.
Mon premier souvenir de ma mère, c'est de me voir assis sur ses jambes, content de lui faire du bien, inquiet d'être trop lourd et qu'elle se disloque comme un pantin.

Ma mère avait de bonnes raisons d'avoir mal aux jambes. À part ses sessions de soulagement assise dans le divan - pour elle, pas pour moi - ma mère était en station debout. Debout dans la cuisine en train de cuisiner ou de faire la vaisselle. Debout derrière le comptoir du magasin à attendre qu'un client choisisse sa canne de viande à sandwich. Debout en train d'essorer le linge dans le rouleau de la machine à laver. (Nous avions une sécheuse automatique, mais ma mère n'était pas convaincue qu'une machine pouvait laver ET essorer sans rouleaux.)

Mon premier souvenir, c'est moi qui lui fait du bien, assis sur ses jambes. Ensuite, c'est ma mère, debout.