vendredi 12 juin 2009

119. Drame à la portugaise

Mardi 18h00
Nous sommes mardi. Je sors faire faire un pipi à mon toutou. Nous sommes à peine sortis de la maison qu'une dame d'un certain âge nous aborde. Elle me demande dans un anglais cassé par un accent solide :
(1) Si le chien que j'ai en laisse s'appelle bien Gaston.
Moi je pense, tiens tiens, il est plus connu que moi cet animal. Je lui réponds que oui et elle ajoute :
(2) Qu'elle est bien désolé que mon copain ait quitté Ottawa.
Moi je pense, tient tiens, il est plus connu que moi cet animal. Je lui réponds que c'est ben correct et là Gaston il tire sur sa laisse à se défaire parce qu'il est sincère avec son envie de pipi.
(3) Elle se met à pleurer.
Moi je pense, tiens tiens, pourquoi elle pleure celle-là? Alors je lui dit, non non, il faut pas pleurer. Je pense qu'elle pleure parce que mon copain il est parti. J'ai envie de lui sortir une banalité du genre un-de-perdu et dix-de-retrouvés mais je réalise que je ne la connais pas même si elle connaît beaucoup de choses à mon sujet. Et j'ai le chien qui tire sur sa laisse comme un défoncé parce que l'envie de pipi c'est du sérieux.
(4) Là elle me dit non non, je pleure parce qu'elle a pas écouté mon copain.
Moi je me dis, tiens tiens, il avait un service de counselling maison pour les braves dames de ma rue et je le savais même pas. Les choses qu'on sait pas des fois c'est surprenant.
(5) Elle me dit que son chien Dolce est un schnauzer albino et qu'elle n'a pas suivi les conseils de mon copain d'aller le faire tondre au coin de la rue parce que ça coûtait un peu plus cher. Elle est allé exactement où il lui avait dit de NE PAS aller et son chien, il a l'air d'un rat.
C'est pour ça qu'elle pleure. Alors moi je suis un peu soulagé de voir qu'elle pleure pour ça et je lui dit une banalité du genre ça-va-repousser et je lui dit que je dois quitter parce que mon chien il tire sur sa laisse comme un taré profond bicause l'envie de pipi.

Samedi 12h30
Nous sommes samedi. Je sors faire faire un pipi à mon toutou. Nous sommes à peine sortis de la maison qu'un chien blanc qui ressemble à un rat nous aborde. Mon chien il oublie tout à coup son envie de pipi et il se met à renifler le derrière du chien blanc et l'autre il lui ventile les arrières aussi. Le chien blanc il est libre comme un pompon, pas de laisse ou rien.
Là, je me dis, c'est pas que je suis futé, mais je ne connais qu'un chien blanc sur la rue, et encore que de nom. Le collier porte un « D » en diamant, signe irréfutable qu'il est le chien d'une dame qui pleure sur l'épaule du premier passant sur sa rue.
Alors je marche un peu avec mon chien et l'autre il nous suit partout. Mon chien ça ne l'empêche pas de faire ses nombreux pipis et de renifler tous les poteaux du quartier, un peu comme s'il téléchargeait ses courriels de la journée.

12h52
Je fais entrer mon chien dans la maison et je pars sur la rue avec « D » dont j'oublie le nom mais je sais que ça commence par un « D ». Mon chien, il n'aime pas du tout me voir partir avec un autre, appelons ça de la jalousie.
Moi je veux bien rapporter « D » à sa propriétaire mais je n'ai aucune idée de l'endroit où elle habite. Comme je ne connais absolument personne sur ma rue - et croyez-moi, je m'en porte bien - j'aborde une voisine qui arrose ses fleurs. Je lui demande si elle connaît le chien blanc que j'ai au bout de laisse.
Elle me dit que oui, c'est déjà ça de pris. Mais elle ne sait pas où l'autre habite mais elle connaît l'auto. On part tous les deux, comme deux vieux amis qui vont faire marcher leur chien, à la recherche de l'auto de l'autre qui a un chien albino et qui se promène sans laisse.

13h03
La voisine à l'arrosoir, elle me dit que l'auto elle est pas là mais me pointe une maison et me dit que c'est là qu'elle habite la dame qui pleure avec son chien albino. Elle me dit qu'elle est bizarre la dame et elle me quitte en me souhaitant bonne chance. Elle a un air inquiet qui m'intrigue un peu mais moi je me dis, je monte, je sonne, je lui remets son chien, elle pleurniche de joie, et l'affaire est dans le sac.

13h06
Je monte les marches qui mènent à la maison en question. Là dans l'entrée, se trouve une très très vieille dame, pas du tout l'autre. En voyant le cabot blanc, elle s'écrit « Dolce, Dolce » et se met à pleurer. Décidément, ça court sur la rue le pleurnichage mais au moins, elle a l'air de pleurer de joie celle-là. Mais à part « Dolce», je ne comprends rien de ce que raconte la vieille dame.

13h07
La voisine de Dolce arrive avec des sacs d'épicerie. Elle me voit là sur le perron avec le chien et la vieille dame et elle s'approche. Elle me dit que la vieille elle a le radar un peu désajusté et que je n'en tirerai rien. De plus, elle ne parle que le portugais alors même si son disque-dur roulait au max, je n'y comprendrais rien. Elle m'apprends aussi :
(1) que si l'auto est pas là, c'est que l'autre est pas là non plus.
(2) que si la vieille est dehors, c'est qu'elle a également fait sortir le chien.
(3) que si je laisse le chien avec la vieille, elle va le laisser partir de nouveau.
Mais ça je l'avais déjà compris.

13h09
Je retourne à la maison avec le shnauzer albino rasé comme un rat. Mon chien il est tout content de le revoir et il lui renifle le derrière du chien blanc et l'autre il lui ventile les arrières aussi. Mais là je réalise que Dolce c'est un mâle aussi et qu'il a encore toutes ses couilles et toutes les fonctions qui viennent avec lesdits appendices. Et mon chien, il n'y comprend pas grand chose mais il aime pas les intentions de Dolce et c'est assez évident. Et moi c'est pas que j'ai un problème avec les entourloupettes entre mâles, mais il me semble que le mot « consentant » prend tout son sens. Gaston, non seulement il a pas l'air très consentant mais il a pas l'air du tout de savoir de quoi il s'agit au juste.

13h10
J'enferme Dolce dans le garage.

14h15
Je décide de retourner voir sur la rue, question de constater si l'auto de l'autre est revenue. Pas d'auto mais un voisin en train de laver son auto juste en face de la vieille portugaise. Je lui demande s'il connaît la dame, s'il sait quand elle va revenir. Secrètement, j'ai un espoir qu'il va me dire d'apporter le chien, qu'il va s'en occuper, que je vais pouvoir aller faire mes courses comme j'avais prévu le faire ce jour-là.
Rien de tout ça. Il me dit, non je ne sais rien. Et il ajoute que c'est mieux comme ça. Il a l'air mystérieux, un peu nerveux.
Je retourne à la maison, pas plus avancé. L'albino est dans le garage, il hurle comme un goret qu'on égorge.

14h47
Carol sonne à la porte. Les voisins jasent bicause le goret qu'on égorge dans mon garage. C'est une autre voisine, elle a entendu parler de mon histoire avec Dolce, elle apporte de la bouffe que je peux lui donner. Elle me dit que c'est parfait pour les chiens affamés à qui on doit donner une nouvelle nourriture. Moi j'ai envie de lui dire que Dolce il est pas affamé mais que c'est un foutu pervers qui veut se taper mon petit Gaston sans couilles mais je la remercie et lui dit que je vais voir à nourrir Dolce, oui oui bien sûr merci madame.

15h03
Je descends au garage nourrir Dolce. Je remarque qu'il a au cou un petit truc qui se dévisse. J'ouvre et j'y retrouve un numéro de téléphone. Je compose, c'est la voix de la portugaise de l'autre jour, je laisse un message, mon nom, mon adresse, mon numéro de téléphone, j'ai ton chien, viens le chercher.

15h30
Je décide de retourner voir sur la rue, question de constater si l'auto de l'autre est revenue. Pas d'auto mais deux voisines qui me voient venir et qui me font signe de la main. Je leur rends leur signal et elle m'invitent à les rejoindre.
L'un d'elle me dit - c'est Thelma - qu'elle va me dire ce que les autres hésitent a me dire : la portugaise, elle est coin-coin, pire que sa vieille mère. Thelma, elle ajoute que si j'ai le chien, la portugaise va m'accuser de l'avoir volé. Si elle vient chez moi, elle va raconter à la police que je l'ai attirée subtilement en volant le chien d'abord, pour ensuite procéder à des attouchements sur sa personne.
Moi je pense ben-voyons-donc. Et là je pense que j'ai un chien dans le garage et que je viens de laisser un message sur la boîte d'un portugaise coin-coin avec mon nom, mon adresse, mon numéro de téléphone, j'ai ton chien, viens le chercher.

15h47
Je sors Dolce du garage et je le laisse sur mon balcon, bien enfermé par une barrière mais aussi bien visible de la rue. Si la portugaise passe, elle va le voir, moi je vais faire comme si je suis pas là, elle va prendre son foutu clébard et l'histoire va s'arrêter là.

16h36
Je décide de retourner voir sur la rue, question de constater si l'auto de l'autre est revenue. Je sors par la porte arrière, discrètement. Pas d'auto de la portugaise mais une auto-patrouille de la police d'Ottawa devant la maison. Ça se corse et là je pense que je vais me faire accuser de kidnapping de chien albino et de recel dans mon garage dans le but d'appâter une portugaise coin-coin pour procéder à des attouchements non-consentis. Je prends mon courage à deux mains et décide d'affronter l'adversité.
Thelma me voit venir et vient m'informer. On voit qu'elle aime le drame Thelma, ça se sent ces choses-là. Elle me dit que quelqu'un sur la rue a décidé d'appeler la police quand on a constaté que la vieille, elle est enfermée dehors. Oui, oui, enfermée dehors qu'elle me dit Thelma, parce qu'elle n'a pas de clef pour entrer dans la maison. Alors la police a été contactée. (Moi je pense que c'est Thelma qui a téléphoné mais en fin de compte, ça a bien peu d'importance.)

16h42
La police procède a un interrogatoire. Oui, j'ai le chien. Oui, il est dans mon garage. Non, la vieille elle comprend rien. Oui, la vieille elle est portugaise. (C'est bizarre que j'ai dit oui parce que la vieille elle pourrait être italienne ou arabe que je n'en saurais pas la différence.)
À ce point, un autre voisin se pointe avec de la soupe et des craquelins pour la vieille. Elle n'a pas mangé de la journée, enfermée dehors qu'elle est.

17h12
Je décide de rapporter la pièce à conviction sur les lieux du crime. Dolce il est bien content de revoir la vieille. La vieille elle pleure encore un peu quand elle voit Dolce. Pendant ce temps, Dolce il mange la soupe que le voisin a apporté pour la vieille. Soudain, une deuxième auto-patrouille se pointe sur la rue. L'affaire se corse de plus en plus. Dolce se tape les craquelins de la vieille pendant que tout le monde sort de sa maison. Deux autos-patrouille sur la rue, c'est du jamais vu.

17h15
Un policier sort de la deuxième auto-patrouille. Il est portugais, tiens-donc. La vieille quand elle l'aperçoit, elle s'écrit Robertoooo! Lui, il lui raconte des trucs en portugais et il se tourne vers moi : « Ouin, je m'appelle Michael mais elle me prend pour un certain Roberto. Je pense qu'elle fait du chapeau. » Je lui confirme qu'elle fait du chapeau. Dolce il renifle l'entre-jambe du policier portugais, ça le gêne un peu.

17h45
Les deux policiers, je crois qu'ils sont un peu tannés de s'occuper d'une vieille portugaise qui fait du chapeau et d'un schnauzer albino tondu qui a l'air d'un rat. Ils demandent à la cantonade s'il y a quelqu'un qui veut apporter la vieille chez lui pour quelques heures. Tout le monde s'intéresse tout à coup beaucoup aux orteils qui sortent de leurs sandales ou au bout de leurs souliers, ça dépend. Ils se tournent vers moi et me demandent si je veux bien garder le schnauzer albino qui a l'air d'un rat pour la nuit. Moi je dis non. Là, le policier, il dit que peut-être la vieille elle veut pisser vu qu'elle est dehors embarrée dehors depuis onze heures ce matin et qu'il est presque six heures du soir. Une des voisines, Carol, la viande-à-chien, elle a pitié et décide de prendre la vieille chez elle. Quand elle est partie, les policiers ils se regardent et ils demandent encore à la cantonade : « C'est qui qui est parti avec la vieille pour qu'on l'écrive dans notre rapport? » Heureusement, un voisin sait qui elle est parce que moi je sais seulement qu'elle s'appelle Carol et qu'elle a de la viande-à-chien. Ensuite, ils demandent encore à la cantonade si quelqu'un veut prendre le chien. Tout le monde s'intéresse tout à coup beaucoup aux orteils qui sortent de leurs sandales ou au bout de leurs souliers, ça dépend, sauf moi parce que moi j'ai déjà dit non. Je regarde plutôt les autres qui s'intéressent beaucoup à leurs orteils ou au bout de leurs souliers. Les policiers, ils pensent sûrement refaire le coup de l'envie de pisser mais Dolce il est justement en train d'asperger le pneu d'une des auto-patrouilles alors ça règle le cas. La fille police, elle se tourne vers moi et elle me dit : « Bon, on va le prendre le chien. » Elle ouvre la portière et Dolce, il saute sur le siège arrière, pas du tout inquiet que ce sont habituellement des criminels qui s'assoient là, avec des menottes et le policier qui leur met la main sur la tête pour les aider à entrer, je n'ai jamais vraiment compris pourquoi.

18h07
Je retourne chez moi. En passant, je vois Dolce sur la banquette arrière. Les policiers, ils parlent dans leurs micros et ils ont l'air tout sérieux. Moi j'aurais bien aimé qu'ils mettent les sirènes pour partir mais non, ils repartent tout tranquillement sans éclat et le calme revient sur ma petite rue.