lundi 3 mars 2008

62. Des raisins mi-sucrés

C’était le genre que t’haïs rien qu’à le voir. Le découvrir n’arrangeait pas les choses.
Il est monté dans l’avion comme s’il en était le propriétaire. Tite-bedaine, cravate trop courte. Grosses lunettes démodées, moustache pu-la-mode. Il tasse les choses qui étaient jusqu’alors bien rangées dans le compartiment " au-dessus de vous" et y bourre son gros manteau. (Pourquoi les épais portent-ils tous des gros manteaux de cuir noir qui pèsent une tonne?)
Je suis soulagé qu’il ne s’assoit pas dans ma rangée mais je déchante vite quand je réalise qu’il va porciner juste derrière moi, geste qu’il fait sans grâce aucune en arrachant presque mon dossier pour insérer sa corpulence dans le siège. L’avion a bougé, je vous mens pas.
Aussitôt en position assise, il commence à débiter ses prouesses professionnelles à sa voisine, qui - comble de malheur - s’y intéresse. Si elle avait pu être unilingue-inuktitut au moins, mais non. Elle est anglophone comme lui.
Un vrai casse-pied ce type que je vous dis moi.
Je ne sais pas ce qu’il fout là-derrière mais il se tortille comme un damné. Il serait bien le genre à porter un boxer trop grand qui lui pogne dans la craque, tiens. À chaque fois qu'il gigote, je reçois son genou de crétin dans le dos. Le vol est complet, pas moyen de bouger. Pas moyen de dormir non plus, évidemment.
En plus moi des abrutis du genre qui me bousillent la quiétude, ça a le don de siphonner toute mon énergie qui se concentre sur la haine que j’ai pour tous ceux de son espèce. Je peux pas lire, je peux pas écrire, je peux pas dormir (je sais, je l’ai déjà dit), je peux juste haïr profondément un type que je ne connais même pas et que je reverrai jamais. En tout cas, je l’espère.
Fallait s’y attendre, il décide de pitonner sur son écran tactile qui se trouve justement derrière ma tête. Il pitonne pas, il mitraille, le sacrament. Le voyage va être long. J’ai la pression qui doit se taper le Guinness dans le domaine. Si les autorités portuaires savaient à quoi je pense en ce moment, je serais bon pour côtoyer Hussein en prison.
J'essaie d'écouter un peu de télé moi aussi, pour me changer les idées, mais mon dévolu se jette sur la pauvre Maria qui s'en va visiter sa copine lesbienne dans un champ de raisin avec ses Aéropoints-Gold, une fois en français, une fois en anglais. Je lui souhaite de faire toute la traversée de l'Atlantique aller-retour avec un débile dans le siège arrière.
La descente vers ma destination est comme une délivrance. Plus on descend, plus je me sens léger à l’idée d’être enfin délivré de ce supplice.
On touche le sol et comme de raison, mon gros épais sort son cellulaire sans écouter les consignes qui lui disent d’attendre l’arrêt complet de l’appareil. Je l’entends qui pitonne. Au moins, c’est plus l’écran tactile du dossier qui en souffre.
- Allô ma pitoune!
Tiens, il parle français cet abruti? Mais je suis pas surpris qu’il parle à une pitoune.
- T’ennuies-tu de ton ti-papa? Papa est dans l’avion là pis y s’en vient à la maison.
- ...
- Ta-tu-mi-ton-ti-pyjama-à-pattes?
- ...
- Onnnhh.. que papa a hâte de te voir!
- ...
- Passe-moi moman ma toutoune.
- ...
- Ouain, ouain, c'est ça. Papouche te fait des gros bisous pis un prout su'a bedaine. Passe-moi moman maintenant ma chouchoune.
- ...
- Je t'aime mon raisin.

De toute évidence, raisin-toutoune passe l'appareil à sa maman.

- Hi Sweetie! How's it going?
- ...
- Can you keep Chloé up for a bit? I'm just getting off the plane and I should be home in a half hour at the most.
- ...
- Love you too, Sweetie.
Pis là, il raccroche. L'avion s'immobilise. Le cordon ombilical nous relie à nouveau au monde des marchants. La clochette qui libère instantanément nos ceintures de sécurité se fait entendre. Les engins se calment. Débute la tite-musique de la carlingue, celle qu'on se demande toujours si elle joue tout le temps mais que les réacteurs nous empêchent de l'entendre pendant le vol, comme la lumière dans le frigidaire.
Mon crétin d'arrière-banc est donc un gentil papa francophone qui parle anglais avec sa Sweetie mais français avec son raisin-toutoune. Qu'il appelle d'ailleurs Chloé - et non Clouée - même quand il parle à sa Sweetie.
Je m'extirpe de mon siège, lui du sien. Il ouvre le coffre « au-dessus de vous », enfile son manteau qui lui va pas si mal finalement. On attend que la porte de l'appareil s'ouvre.
- Looks kinda cold out there, han?
- Ben oui, que je lui réponds avec un sourire tout croche.
Un ben bon gars, finalement...

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