lundi 15 novembre 2010

167. Mon « ru »

Je viens de finir « Ru », le meilleur livre que j'ai lu depuis longtemps. Ça m'a donné l'envie de parler des miens. Si leur histoire n'est pas aussi tragique, elle mérite qu'on en parle.

Je n'ai pas eu à y penser longtemps. On commence par sa mère; ça va de soi.
Il est toujours difficile quand on fait appel à ses souvenirs de faire le tri entre ce que nous a appris les photos et ce dont on se souvient vraiment. Il faut faire appel à d'autres sens qu'à celui de la vue.
Le premier vrai souvenir que j'ai de ma mère est dans le salon de la maison familiale. Un divan de tissus vert bouteille, que ma mère appelait du « crêpe », un étrange mélange de nylon piqué avec un design rectiligne. Un petit tabouret avec deux poignées qui se prolongeaient pour devenir des pattes. Un tissus beige avec des formes géométriques turquoise et brun.
Ma mère s'asseyait sur le divan, les deux pieds sur le tabouret. Et elle me demandait de m'asseoir sur ses jambes, à la hauteur de ses genoux, et elle disait que ça lui faisait du bien. À lui voir l'air, ça lui faisait beaucoup de bien.
Moi, je le faisais, mais j'avais toujours peur de lui faire mal. Plus précisément que ses articulations flanchent et que ses jambes se disloquent comme celles d'un pantin de bois. Alors je ne bougeais pas. Pour éviter la dislocation des jambes de ma mère. Mais j'étais un enfant et je me tannais vite de rester assis sans bouger sur les jambes de ma mère et je voulais partir. Elle me suppliait alors de rester, juste un peu plus longtemps, juste un peu, pour lui faire du bien aux jambes. Alors, je restais un peu plus longtemps, pour lui faire du bien. Immobile, pour pas que ses jambes se disloquent.
Mon premier souvenir de ma mère, c'est de me voir assis sur ses jambes, content de lui faire du bien, inquiet d'être trop lourd et qu'elle se disloque comme un pantin.

Ma mère avait de bonnes raisons d'avoir mal aux jambes. À part ses sessions de soulagement assise dans le divan - pour elle, pas pour moi - ma mère était en station debout. Debout dans la cuisine en train de cuisiner ou de faire la vaisselle. Debout derrière le comptoir du magasin à attendre qu'un client choisisse sa canne de viande à sandwich. Debout en train d'essorer le linge dans le rouleau de la machine à laver. (Nous avions une sécheuse automatique, mais ma mère n'était pas convaincue qu'une machine pouvait laver ET essorer sans rouleaux.)

Mon premier souvenir, c'est moi qui lui fait du bien, assis sur ses jambes. Ensuite, c'est ma mère, debout.

1 commentaire:

Andrée Poulin a dit…

Tout à fait d'accord avec toi: "Ru" est un livre magnifique.

Et quel magnifique souvenir de ta maman tu nous racontes ici...

Andrée