dimanche 1 avril 2012

193. Le chien bleu

Nous sommes à Carmel en Californie. Le petit campeur est stationné sous un arbre en prévision d'un petit repos à notre retour d'une randonnée dans cette petite ville aux allures touristiques, assez clairement destinées aux gens du troisième âge qui s'y déversent en autocar ou qui s'y installent de façon plus ou moins permanente. La ville rappelle certaines bourgades de la côte Sud de la Nouvelle-Écosse où les riches américains s'achètent des propriétés impossibles pour quelques fins de semaines par année. Sauf qu'ici, ils sont chez eux.
Les rues regorgent de petites et de moins petites galeries d'art, présentent des artistes locaux ou moins locaux. Il n'y a pas de "made in China"; je n'en ai pas vu en tout cas. Ces galeries, propres à bien des destinations touristiques, ont quelque chose de particulier pour moi : j'y entre, et dès les premiers pas, je sais si je vais aimer y passer un certain temps ou si c'est certain que j'ai pas de temps à y passer. J'ai ensuite toujours le même reflexe. Je demande à la personne préposée si elle connaît l'artiste. Si c'est négatif, je file en marmonnant un remerciement. Si elle connait bien l'artiste, je déambule rapido, regarde ma montre et indique je dois filer en marmonnant quelque chose qui pourrait à la limite être interprété comme un remerciement. Là où c'est le plus fourrant, c'est quand c'est le conjoint de l'artiste, ou l'artiste lui-même qui est là à vendre sa camelote. Là je me sens obligé d'émettre quelques sons admiratifs d'une hypocrisie que je cache de moins en moins avec l'âge. J'arrive quand même à pousser des "oufff" à deux faces car ça peut tout aussi bien dire "oufff-que-c'est-beau" que "oufff-ça-se-peut-tu". La nuance est dans ma tête et l'artiste n'y voit que du feu.
La plupart des galeries de Carmel sont de vieilles maisons qui ont été reconverties. Je m'intéresse souvent, surtout si l'art qu'elle contient n'est pas digne de porter ce nom, à regarder l'architecture pour voir où était le salon, la salle à manger, à l'époque. Nous longeons une de ces maisons aux grandes fênêtres qui contient des toiles d'assez grande dimension comportant toutes le même thème : un chien bleu, ou des chiens bleus, mais toujours le même. Des yeux jaunes perçants, une tache blanche sur le museau. La galerie est fermée pour 15 minutes, comme l'affichette l'indique. On y reviendra.
Sauf qu'une demi-heure plus tard, l'affichette indique toujours un retour de moins en moins probable dans quinze minutes. Il faut dire que la plupart des galeries indiquent des heures d'ouverture assez vagues : ouvert vers 10h, fermeture vers 16h (ten-ish to four-ish). Je furete donc par les grandes vitrines pour admirer ce chien bleu qui me fascine. C'est un art qui dégage un certain côté enfantin, les toiles sont de dimension impressionnantes. J'imagine difficilement un décor qui mettrait une telle oeuvre en valeur. Mais je zigone autour quand même dans l'espoir que le quinze minutes du préposé de la galerie va se terminer. Le temps file, on n'a pas prévu passer la soirée à Carmel et bientôt j'en fais mon deuil. La seule chose qui m'aurait véritablement intéressé à Carmel n'ouvrira pas ses portes pour moi. Je ne verrai pas de près le chien bleu.
Il m'arrive rarement d'être obsédé par un artiste ou l'une de ces oeuvres. Pourtant, le soir venu au coin du feu, je parle encore du chien bleu. De tout ce que j'ai vu à Carmel, c'est de loin le plus marginal. Je m'entends dire que cet artiste doit être différent, avoir une personnalité bien spéciale et je me demande comment on devient célèbre à produire des chiens bleus.
Mon copain me dit en ajoutant une bûche que je devrais bien prendre mon iPod et de googler "blue dog" pour en avoir le coeur net. J'ai toujours quelques hésitations à introduire la technologie au coin d'un feu de camp en pleine nature et j'ai déjà fait des commentaires très désobligeants envers les amerloques qui crachent dans leur cellulaire quand on essaie de relaxer sur une plage. Mais bon, c'est plus fort que moi et je google "blue dog carmel". On n'est pas tout à fait au coeur de la francophonie après tout. Enfin, le pensai-je...
À ce jour, je reste intrigué par le lien qui m'unit à l'artiste et à son chien bleu. Je ne possèderai jamais de "chien bleu" car ces toiles se vendent à un prix astronomique et les sérigraphies sont à peine plus abordables. Mais le petit Acadien en moi, qui se retrouve au fond de la Californie, et qui tourne autour d'une galerie d'art ne comportant rien d'autre que des chiens bleus est marqué à jamais par le mystère du chien bleu et de ses yeux jaunes perçants.

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